Asie centrale | Histoire

Aspects de la culture hellénistique/2L'hellénisme; la cité d'Aï Khanoum

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Aspects de la culture hellénistique

La culture hellénistique, appelée également indo-grecque ou indo-bactrienne, est une culture mixte née au confluent de l’Asie des steppes et de l’Asie irano-indienne; elle est le résultat d’un apport gréco-romain à des cultures locales irano-indiennes. Cette culture, qui s’est maintenue pendant huit siècles, a influencé de manière significative l’art et même la philosophie bouddhiques.

La Bactriane est une région où la culture indo-grecque s’est manifestée de manière particulièrement significative. Géographiquement, cette région correspond au Sud des actuels Ouzbékistan et Tadijkistan, au Nord de l’Afghanistan et du Pakistan, ainsi qu’à l’Est du Sinkiang chinois. Connue depuis l’Antiquité pour ses richesses minérales et agricoles, la Bactriane, située au carrefour des routes entre l’Inde et la Russie, la Chine et la Méditerranée, devait également sa prospérité au commerce. Habitée dès l’Âge du bronze (3000-2000 av.JC), la Bactriane fut conquise au VIe s. av.JC par les Perses Achéménides (Cyrus, Darius), puis, au IVe s. av.JC, par Alexandre le Grand; à sa mort, en 323 av.JC, la Bactriane se retrouva sous les rois Séleucides1.

C’est vers 256 av.JC que le Basileus2 Diodote II fonda le Royaume de Bactriane; royaume grec le plus oriental du monde hellénistique, comprenant Bactriane, Sogdiane et certaines parties de l’Asie centrale, cet Etat se maintint jusqu’en 130 ap.JC.

Des populations grecques vivaient en Asie centrale bien avant l’arrivée d’Alexandre; elles étaient le résultat d’immigrations de Grèce, voire de déportations d’Asie mineure décrétées, au VIe s. av.JC, par les empereurs perses Cyrus et Darius le Grand. Ces populations avaient fondé des villes et gardé le contact avec la Méditerranée, avec laquelle elles pratiquaient le commerce. Alexandre et ses successeurs dynamisèrent l’hellénisation de la région en fondant de nombreux postes militaires et villes portant le nom du conquérant, y installant de nouveaux colons gréco-macédoniens. Tolérants en religion, les Greco-macédoniens réussirent à maintenir et diffuser leur culture, tout en faisant de leurs centres des points de rencontre avec les cultures locales indo-perses.

A partir de 180 av.JC, l’expansion de la Bactriane dans l’Inde du Nord-Est déboucha vers 165 sur la création d’un Royaume indo-grec qui se maintiendra jusqu’en l’an 10 ap.JC.

Vers l’an 140 av.JC, les Scythes Saces conquirent le pays, suivis des Yuezhi, nomades du Sinkiang, qui, vers l’an 100 ap.JC, fondèrent l’Empire des Kouchan, du nom de l’une de leurs tribus; ils se maintinrent jusqu’au IIIe s. ap.JC. Entre 224 et 637 ap.JC, les Perses sassanides conquirent le pays, avant que les Huns, au Ve, puis les Turcs, au VIe, ne le ravagent.

La connaissance que nous avons de la Bactriane provient en grande partie des monnaies retrouvées sur les sites archéologiques; celles-ci retracent l’histoire des monarques grecs, scythes et indo-parthes qui ont frappé monnaie, avec leurs effigies et leurs légendes bilingues grecques et/ou bactriennes, bactro-pali et indo-pali; d’autres connaissances nous viennent de l’archéologie, des chroniques chinoises des Han et des auteurs classiques (Apollodore, Eratosthène, etc. repris par Strabon, Ptolémée et Pline). Pendant 800 ans, entre le IVe s. av.JC et le IIIe s. ap.JC, la culture indo-grecque fut maintenue d’abord par les Etats grecs qui se succédèrent dans la région, puis, après leur disparition, par des Etats successeurs hellénisés, comme l’empire Koushan. Au Ve s. ap.JC la culture gréco-indienne s’éteignit dans sa région d’origine du fait des invasions des Huns et, plus tard, l’islamisation.

A l’origine, les Bactriens pratiquaient le zoroastrisme3; à l’arrivée des Grecs, une religion syncrétique apparut, incluant aussi bien des éléments gréco-romains qu’iraniens et indiens. Après l’occupation scythe, et, surtout, après l’arrivée des Kouchan, le pays, influencé par l’Inde, devint bouddhiste; cela dura jusqu’à l’arrivée de l’islam, au VIIIe siècle, qui diffusa durablement la religion musulmane dans toute la région. Une partie de la Bactriane et Gandhara, semblent avoir déjà été marquées par l’influence bouddhique avant même l’arrivée d’Alexandre; la tendance bouddhique mahayana4 semble être née dans les communautés gréco-indiennes de la région, avant de se diffuser en Asie centrale et orientale.

La cité d’Aï Khanoum

La cité d’Aï Khanoum est une cité située en Bactriane nord-orientale, qui se développa entre 300 et 145 av.JC environ; fondée dans le sillage des conquêtes d’Alexandre le Grand, cette cité fut nommée, selon Ptolémée, Alexandrie de l’Oxus, puis Eucratidia. Le nom d’Aï Khanoum, qu’elle porte de nos jours, lui vient du lieu où elle est implantée, à la frontière entre les actuels Afghanistan et Tadjikistan.

Les vicissitudes de son exploration et le nombre relativement restreint de vestiges trouvés, n’ont pas empêché les archéologues de reconnaître son importance pour l’histoire de l’hellénisme.

Bâtie en Bactriane orientale, au confluent des fleuves Oxus (aujourd’hui Amou-Darya) et Kochka, Aï Khanoum est un véritable avant-poste du monde hellénistique face aux peuples des steppes. La cité aurait été fondée vers 300 av.JC par Séleucos, diadoque (général) d’Alexandre, dans le cadre de sa politique de peuplement hellène de la région; vers 171 av.JC, le roi Eucratide Ier en fit sa capitale. En 145 av.JC, une invasion de nomades Saces, une branche des Scythes, fit fuir la population, puis, vers 130 av.JC, d’autres nomades, notamment les Yuezhi, la détruisirent lors de leur conquête de la vallée de l’Oxus.

Le potentiel agricole et minier de la région, la présence de deux fleuves pour sa défense et sa position de carrefour sur les grandes routes commerciales furent déterminants pour le choix de l’implantation; située à la convergence des routes reliant Chine et monde Méditerranéen, Russie et Inde, Aï Khanoum ne tarda pas à prospérer. Des caravanes s’y arrêtaient, emportant dans leur sillage des artistes et philosophes grecs, iraniens et indiens, des moines bouddhistes. Le riche terroir d’Aï Khanoum, irrigué par un vaste réseau de canaux, comprenait champs, vergers et pâturages, et produisait coton, blé, fruits, laine, peaux, etc.

Carrefour sur les routes de la soie, son commerce avec les quatre points cardinaux lui assurait d’importants revenus et en faisait l’une des villes les plus riches de la Bactriane. De l’Ouest provenaient des oeuvres d’art, de l’encens, des armes, des verreries, des céramiques; de l’Est, des pierres précieuses, des soieries, des parfums, des épices. On exportait aussi une partie des biens agricoles et miniers produits localement. Les relations avec la Chine passaient par la Vallée du Wakhan et la passe de Wakhdjir (4922 m). Rappelons que l’itinéraire supposé de Marco Polo vers la Chine, au XIIIe s., serait aussi passé par là.

La cité était installée sur un site triangulaire protégé sur deux côtés par l’Oxus et le Kokcha, sur le troisième par une acropole haute de 60 mètres; ces défenses naturelles étaient doublées par des remparts massifs. Une citadelle, située au-dessus de l’acropole et munie de tours, défendait le côté Sud-Est de la ville; à l’Ouest, dans la ville basse, se trouvaient les édifices publics, de culte ou résidentiels.

Les premières fouilles dans la région, mises en oeuvre en 1924-25 par une mission française, se soldèrent par un échec;  la légende veut qu’ensuite, ce soit l’ex-roi d’Afghanistan Zaher Shah qui, lors d’une partie de chasse en 1961 ou 1963, y ait découvert sur place un chapiteau corinthien. Dès 1965, des archéologues de la DAFA (Délégation archéologique française en Afghanistan) assistés de collègues soviétiques, furent chargés de fouiller ce qui se révéla être Aï Khanoum.

Les archéologues saisirent rapidement  l’intérêt que présentait l’étude de cette cité. Synthèse de structures gréco-romaines et irano-indiennes, Aï Khanoum est un exemple accompli de la culture gréco-bactrienne; le relatif isolement du site favorisa, au plan de l’art et de l’architecture, la persistance d’un certain classicisme par rapport à la culture d’origine. Les fouilles furent abandonnées en 1978, lors de la crise politique en Afghanistan; les guerres, qui se succédèrent dès 1979, sonnèrent le glas du site d’Aï Khanoum qui fut largement détruit, à la fois par les armées locales et étrangères engagées dans les combats, les populations en manque de matériaux de construction et les pillards. Il semble cependant que de nouvelles fouilles aient repris dès 2003. 

A l’époque de sa fondation, Aï Khanoum comptait un palais, divers temples, un gymnase, un théâtre, des demeures patriciennes et une nécropole.

Le pouvoir était hiérarchisé, avec un roi au sommet, puis des aristocrates et fonctionnaires, une population de commerçants et artisans; des paysans peuplaient les fertiles campagnes irriguées autour du centre urbain. La classe dirigeante était ethniquement greco-macédonienne; quelques allogènes occupaient des fonctions subalternes, alors que la paysannerie, ainsi qu’une partie des commerçants et des artisans était ethniquement perso-bactrienne.

Les fouilles archéologiques ont permis de retrouver, dans la trésorerie du Palais, de nombreuses pièces de monnaie, en or et en argent, frappées sur le site.

Rappelons que notre connaissance de la culture hellénistique est largement basée sur les abondantes découvertes numismatiques, qui permettent d’identifier les souverains et de retracer la vie politique des Etats; une pièce en or, p.ex., frappée vers 130 av.JC, porte le nom et le titre du roi Eucratide Ier; aucune autre monnaie n’a été frappée plus tard. Une drachme d’argent gréco-bactrienne bilingue, découverte à Aï Khanoum, représentait des divinités indiennes; ce sont les premières images connues de ces divinités sur des pièces de monnaie et elles montrent les premiers avatars de Vishnou. Ces drachmes, au nombre de 6, ont été frappées en 180 av.JC par le roi Agathocle de Bactriane; elles prouvent la coexistence de la langue grecque et des langues locales. 


1 Séleucides : dynastie hellénistique issue de Séleucos I , l’un des diadoques d’Alexandre le Grand

2 Basileus : souverain en grec ancien

3 Zoroastrisme : religion monothéiste de l’Iran ancien, adaptation du mazdéisme ; elle tire son nom de son prophète ou fondateur Zarathoustra, dont le nom a été transcrit en Zoroastre

4 Mahayana : appelé aussi Grand véhicule, ce courant du bouddhisme est aujourd’hui diffusé surtout au Vietnam, en Chine et au Japon



 

Cosimo Nocera est historien et guide du Musée national de Bangkok. Il a vécu et travaillé en Italie, Suisse et en Amérique andine (Pérou, Equateur et Bolivie). Après un long séjour en Asie du Sud-Est, il vit actuellement en Suisse française.

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