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Les Khmer en Thaïlande/1Brève histoire de la présence khmer en Thaïlande

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Cette série de 5 articles sur les prasat khmer en Thaïlande se présente comme suit :

1. Brève histoire de la présence Khmer en Thaïlande;

2. Les prasat : symbolisme religieux, architecture, construction et distribution géographique;

3. Plateau de Khorat : trois prasat importants;

4. Prasat frontière Thaïlande-Cambodge;

5. La vallée du Chao Phraya.


Introduction

Une simple visite aux objets portant la mention « style Lopburi », exposés au Musée national de Bangkok, démontre l’existence, en Thaïlande, d’un important courant artistique et culturel khmer; beaucoup proviennent du Nord-Est du pays, première région d’implantation de ce courant.

C’est dans le Sud de l’Isan (Nord-Est) que l’on a retrouvé de nombreux vestiges de temples, hôpitaux, auberges, routes, carrières de pierre et autres baray, qui témoignent de la présence pluriséculaire de la culture khmer en Thaïlande; cette présence s’étendait également à la vallée du Chao Phraya (plaine centrale), à l’extrême-Ouest et à la partie septentrionale du Nord-Est du pays (cf. l’article « Khmer/3 »).

Dans la plaine centrale, c’est notamment l’ancienne ville de Lavo ou Louvo (actuellement Lopburi) qui était un centre important de la culture khmer. Pour cette raison, les chercheurs thaïlandais utilisent l’expression « style ou culture Lopburi » pour désigner une culture d’inspiration khmer propre à Lavo et, par extension, à l’ensemble de la culture khmer dans leur pays.

Si l’existence du Cambodge d’Angkor est connue de la plupart, celle du Cambodge septentrional, au-delà de la chaîne des montagnes Dangrek séparant la Thaïlande actuelle du Cambodge, l’est moins.

Les articles qui suivent illustrent ce Cambodge historique d’outre-Dangrek, un peu méconnu.


Cambodge des plaines, Cambodge du plateau de Khorat, Cambodge de la vallée du Chao Phraya

A l’époque de son apogée, entre 1113 et 1279, l’empire khmer s’étendait de l’Est de la Birmanie à Viang Chan (Laos) et à la vallée du Mékong; il englobait d’importantes parties du territoire de l’actuelle Thaïlande, où on a retrouvé les restes de nombreux prasat (temples) khmer.

L’empire khmer comportait dès lors une partie Sud  (plaine du Tonlé Sap avec Angkor et vallée du Maekong), une partie Nord (plateau de Khorat) et une partie Ouest (plaine centrale ou vallée du Chao Phraya). La partie Ouest était relativement facile d’accès par la route qui contourne à l’Ouest la chaîne des Dangrek et passe par les actuelles villes d’Aranyaprathet et Poipet. Le plateau de Khorat était séparé du Cambodge des plaines par une barrière naturelle : la chaîne montagneuse des Dangrek ou Dongrek, à une centaine de km au Nord d’Angkor, qui constitue de nos jours la frontière politique entre Cambodge et Thaïlande. Vue depuis le Sud, cette chaîne, avec ses pics montagneux, dont l’altitude varie entre 374 et 753 mètres, se présente comme une muraille escarpée et abrupte. Au Nord, du côte du plateau de Khorat, sachant que l’altitude moyenne y est de 200 mètres au-dessus du niveau de la mer, les Dangrek prennent l’aspect d’une pente douce.

Les communications Sud-Nord entre plaine et plateau étaient malaisées et seuls, quelques rares chemins mettaient les deux régions en communication : c’est le cas de la route royale reliant Angkor à Phimai. Encore de nos jours, cette frontière se signale par l’absence de route carrossable entre les deux pays.

Les sources retrouvées sur le développement de la civilisation khmer au Nord des Dangrek sont relativement maigres et proviennent surtout de chroniques plus tardives (XVe siècle). La plus ancienne inscription en khmer, datée de 937, fut retrouvée à Ayutthaya, dans la plaine centrale. Sur le plateau de Khorat, où se trouve la grande majorité des prasat, seule une inscription de 886 fut retrouvée près d’Ubon Ratchathani; elle confirme l’implantation des Khmer dans la vallée du fleuve Mun.

Lorsqu’on parle de l’histoire et de la civilisation des Khmer, on se réfère généralement à Angkor et au Cambodge des plaines du Sud. Les raisons sont à chercher, d’une part, dans le fait que l’organisation politique de l’Empire était centrée sur la personne du souverain, qui cumulait les plus hautes fonctions politiques et religieuses, et sur sa capitale qui se trouvait la plupart du temps à Angkor. Outre que politique, la centralisation était aussi symbolique, la capitale représentant le centre de l’univers, selon les schémas de la cosmologie hindoue.

D’autre part, l’approche historique de l’empire khmer s’est toujours écrite à partir d’Angkor du fait que la colonisation française du Cambodge offrait à toute une lignée d’archéologues et chercheurs français, groupés au sein de l’Ecole française d’Extrême-Orient (EFEO), l’occasion d’excaver, étudier et reconstruire à fond les temples de cette région.

L’intérêt pour l’archéologie khmer présente sur le territoire thaïlandais, dont l’héritage est riche et mérite d’être connu, ne se réveilla qu’à partir des années ’50 du XIXe siècle. La recherche n’a pas tardé à relever deux points importants caractérisant ce « Cambodge du Nord ». D’une part, les inscriptions retrouvées, ainsi que les différences dans l’architecture et la sculpture suggèrent que le Cambodge au Nord des Dangrek jouissait d’une indépendance significative par rapport au Cambodge angkorien. D’autre part, les chronologies des styles architecturaux et des sculptures khmer, établies par les chercheurs de l’EFEO sur la base de leurs travaux dans le Cambodge des plaines, ne correspondent que partiellement à celles des régions d’outre-Dangrek. C’est notamment le cas des styles angkoriens, qui ont été définis par les chercheurs français d’après les temples, les sculptures, les frontons et les linteaux des principaux sites fouillés, tous situés au Sud des Dangrek : Bakheng, Angkor Vat, Bayon, Roluos, Baphuon, etc. Or il n’y a pas concordance chronologique parfaite entre Angkor et les régions au Nord des Dangrek. Si on prend comme exemple le style Baphuon  – qui  porte le nom d’un monumental temple-montagne érigé au milieu du XIe siècle près du palais royal à Angkor Vat  – vraisemblablement par l’empereur Udayadityavarman II –  on constate que, d’après la classification conventionnelle, au Cambodge Sud ce style dura de 1010 à 1080 alors qu’au Cambodge d’outre-Dangrek il n’est pas seulement dominant, mais s’étendit sur une période beaucoup plus longue qu’à Angkor.


Brève histoire du Cambodge du plateau de Khorat et de la vallée du Chao Phraya

À ce jour, les plus anciennes traces des origines de l’empire khmer ont été découvertes sur le site du temple de Sadok Kok Thom, dans la province thaïlandaise de Sa Kaeo. Une stèle, datée de 1052, conservée actuellement au Musée national de Bangkok, énonce la chronologie d’une dynastie de brahmanes et des anciens souverains khmers, depuis l’accession au trône de Jayavarman II, fondateur de l’empire en 802 de notre ère, jusqu’à Udayadityavarman II (1050-1066).

Encore mal connue, l’histoire de l’empire khmer en Thaïlande est surtout liée aux noms de quatre rois conquérants, Indravarman Ier (887-889), Suryavarman Ier (1002-1050), Suryavarman II (1113-1150) et Jayavarman VII (1181-1219).

Vers la fin de la période pré-angkorienne, Indravarman Ier, depuis sa capitale de Hariharalaya au Cambodge du Sud, conquit le plateau de Khorat, au Nord de la chaîne des Dangrek, au préjudice de la fédération Dvaravati; ce fait est attesté par! une inscription de 886, découverte près d’Ubon Ratchathani. Le style propre à son règne porte le nom de Preah Kô, d’après un temple qu’il fit construire dans la plaine cambodgienne du Sud en 879; l’influence de ce style est visible au Prasat Phnom Wan, près de Khorat.

Suryavarman Ier étendit son pouvoir à la vallée du Chao Phraya, dans la Thaïlande centrale; son nom est associé au style Khleang qui vit apparaître les galeries à toits voûtés, flanquant l’enceinte qui entoure un sanctuaire. Au Nord du Dangrek on trouve ce style à Muang Tam et Phra Viharn (Preah Vihear  en cambodgien).

Le nom de Suryavarman II, grand conquérant et bâtisseur (Angkor Vat), est lié à l’ultérieure expansion des Khmer vers la vallée du Chao Phraya aux dépens des Môn ( Lavo, leur capitale septentrionale, devint une capitale provinciale khmer) et à des attaques non couronnées de succès contre l’Etat môn de Hariphunchai (actuellement Lamphun). Une inscription de 1022-25 confirme l’emprise de Suryavarman II sur cette région. Le style est dit Khleang (Angkor Vat), avec ses constructions monumentales, ses enceintes concentriques et ses tours ogivales. Sur le plateau de Khorat, ce style est notamment représenté par les prasat de Phimai, Phanom Rung et autres sanctuaires. Relevons que la construction de Phimai précède de peu celle d’Angkor Vat et que ses tours semblent avoir inspiré celles de la capitale khmer.

A la mort de Suryavarman II, vers 1150, les révoltes et luttes de pouvoir reprirent et le déclin de l’empire s’amorça. Les provinces d’outre-Dangrek semblent s’être alors affranchies de la tutelle d’Angkor.

Le déclin de l’Empire fut retardé par l’apparition de Jayavarman VII, dernier grand roi khmer. Pendant ses 30 ans de règne, ce monarque mit en route un ambitieux programme de constructions : temples (Angkor Thom, Banteay Chhmar, Bayon), nombreux ponts à nagas aux entrées des sanctuaires, mais aussi hôpitaux, auberges et routes. Sur le Plateau de Khorat, le long de l’ancienne route royale entre Angkor et Phimai, on peut voir des témoins de constructions utilitaires (Ta Muen, Ta Muen Toch, Ta Muen Thom). Le style propre à Jayavarman VII est dit Bayon, avec ses statues d’un homme assis en position de méditation (probablement un portrait idéalisé du roi lui-même), ses nombreuses statues du Bouddha sous naga et ses bodhisattva en bronze (dont le bodhisattva Lokesvara rayonnant). D’autre part, il généralisa dans tout l’empire la pratique du bouddhisme mahayana.

Au Nord des Dangrek l’oeuvre de Jayavarman VII fut aussi très importante, bien qu’on n’y ait pas trouvé trace du culte de la personnalité initié par ce roi. La seule innovation, visible dans les constructions, est le remplacement de la pierre par la latérite.

Sous Jayavarman VII l’extension de l’empire atteignit Viang Chan (Vientiane) au Nord, la frontière birmane (près des actuelles Kanchanaburi et Phetchaburi) à l’Ouest et une partie de la presqu’île malaise au Sud. Il rétablit aussi le contrôle khmer sur Lavo.

Après sa mort, survenue en 1219, la vallée du Chao Phraya et le plateau de Khorat rompirent progressivement leurs liens avec le Cambodge des plaines.

Fondation de royaumes siamois et déclin d’Angkor

En 1238, deux princes vassaux des Khmer proclamèrent leur indépendance. Dans la vallée du Chao Phraya, les seigneurs Sri Intharathit et Pha Muang fondèrent respectivement les royaumes siamois de Sukhothai et Sri Satchanalai, signant par là la fin de l’influence khmer dans la plaine Centrale. Plus tard, Sukhothai et Si Satchanalai furent absorbés par le royaume siamois d’Ayutthaya, situé plus au Sud. 

Après avoir consolidé leur pouvoir, les rois siamois commencèrent à harceler les Khmer : Ayutthaya aurait conquis Angkor en 1352 et 1394, et mis la ville à sac en 1431; à cette occasion, le roi khmer fut tué et la cité vraisemblablement abandonnée. 

Malgré son déclin, l’existence du royaume d’Angkor se prolongea jusqu’au XVe siècle. 

D’autres royaumes furent fondés au Laos et dans les Etats Shan de Birmanie.

A partir du XIIIe siècle,  le plateau de Khorat fut dominé par le royaume laotien de Lan Xang.

Au XIXe siècle, la région fut conquise par le Siam de Bangkok et les traités franco-siamois de 1893 et 1904 fixèrent les frontières entre le royaume du Siam et l’Indochine française.

La principauté de Lavo

La ville et principauté de Lavo (de nos jours Lopburi) témoigne de l’influence des Khmer dans la vallée du Chao Phraya. Selon la légende, Lavo, fondée au Ve siècle, faisait partie de la fédération Dvaravati. Au VIIe siècle la ville et des principautés dvaravati voisines furent conquises par le roi du Tchenla Isanavarman (cf. article « Indianisation »). Sachant que le royaume du Tchenla était le précurseur de l’empire khmer on peut en déduire qu’à partir de cette conquête, l’influence khmer se répandit dans la région. Sous le roi Jayavarman II (802-850), Lavo fut intégrée à l’empire khmer dont les influences culturelles sur la vallée du Chao Phraya purent ainsi se renforcer. Au XIe siècle, l’influence khmer commençant à faiblir, Lavo dut se défendre de la poussée des Birmans de Pagan à l’Ouest; son roi siamois Naraï réussit cependant à assurer son indépendance, à la fois contre les Birmans et les Khmer. Il transféra sa capitale à Ayutthaya. Une inscription de 1167 trouvée à Nakhon Sawan, mentionne un roi régnant à Lavo ce qui laisse supposer que cette principauté avait repris son autonomie. Sous le roi khmer Jayavarman VII (1181-1218), Lavo fut de nouveau intégrée à l’empire khmer.  Dernier témoignage de la présence khmer, une chronique chinoise de 1225 mentionne Lavo et Pagan (en Birmanie) comme Etats vassaux d’Angkor. Par la suite, Lavo fut absorbée par les royaumes siamois.

L’influence khmer au Siam

L’héritage khmer au Siam suivit une courbe irrégulière : au XIIIe siècle, après le retrait de l’empire d’Angkor, les Siamois, rejetant tout d’abord cet héritage, abandonnèrent ses modèles et développèrent un style architectural et sculptural propre. Cependant, l’écriture thaïlandaise, codifiée en 1283 par le roi siamois de Sukhothai Ramkhamhaeng, est une version simplifiée du khmer. Au XVe siècle, à l’époque du royaume siamois d’Ayutthaya, l’influence môn-khmer revint sous la forme du style U-thong; les prang ou tours sanctuaires siamoises, qui firent leur apparition à cette époque, sont une version bouddhique des prasat khmer; l’administration centralisée et la royauté de droit divin (dhammaraja) siamoises ont également des origines khmer.


 


Cosimo Nocera est historien et guide du Musée national de Bangkok. Il a vécu et travaillé en Italie, Suisse et en Amérique andine (Pérou, Equateur et Bolivie). Après un long séjour en Asie du Sud-Est, il vit actuellement en Suisse française.

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