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Sukhothai, royaume taï/1L'histoire et l'âge d'or de la culture siamoise

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La présentation de Sukhothai est composée de deux articles : le premier relate l’histoire du royaume, le second esquisse ses réalisations artistiques.


Sukhothai n’est pas le premier royaume taï fondé dans la région géographique qui constitue aujourd’hui la Thaïlande; il est par contre le premier royaume siamois. Bien avant, Sukhothai était un centre commercial situé dans le royaume de Lavo, vassal de l’empire khmer. Peuplée de Môn, la région avait été infiltrée depuis plusieurs siècles par des Taï venus s’établir dans la plaine centrale.


L’ethnie taï et ses migrations

Les Taï sont une ethnie originaire des provinces du Sud de la Chine (Szechuan), qu’elles quittèrent entre le VII et le IVe siècle av.JC : leur présence est attestée au Sipsong Panna (Yunnan) vers le Ier s. av.JC.

A une date indéterminée, ces populations commencèrent une lente migration en éventail vers le Sud et le Sud-Ouest qui les amena vers une ample région délimitée par l’actuel Laos à l’Est et l’Assam à l’Ouest. Plusieurs cours d’eau transitent par le Nord de l’actuelle Thaïlande, située au milieu de ladite région : le Maekong, ses affluents Ing et Lao, et surtout, plus au Sud, les fleuves Ping et Nan qui forment le Chao Phraya, traversant toute la plaine centrale et se jetant dans le Golfe de Thaïlande. C’est par là que passèrent les migrants siamois.

Les sources attestent la présence des Taï dans le Nord de l’actuelle Thaïlande au XIe siècle ap.JC. Leur migration s’est donc étendue sur plusieurs siècles. Ses causes sont à rechercher dans des événements à grande échelle; d’une part, le déclin du royaume de Srivijaya entre le XIe et le XIVe siècle ap.JC, qui vit l’émergence de nouveaux pôles maritimes exerçant un pouvoir d’attraction sur l’arrière-pays; d’autre part, les campagnes militaires des Mongols. En 1253, p.ex., après une campagne dirigée vers le Sud, Kubilai Khan, fils de Gengis Khan, conquit le royaume de Dali dans le Yunnan; cela donna l’impulsion à une nouvelle vague de migrations de la population taï.

Qui sont les taï ?

L’ethnie taï comprend différentes branches, à savoir les Lao, les Syam ou Sien (appelés Siamois), les Yuan ou Yonok, les Lü, les Dam, les Daeng, les Phuan, les Pak, etc. Apparentés par leur langue appartenant à la famille taï-kadaï, ils fondèrent dans l’actuelle Thaïlande de petits royaumes dont quelques uns prirent de l’ampleur par la suite (Lan Na, Sukhothai, Ayutthaya, Lan Xang).

Après les avoir infiltrés, le groupe des Syam ou Siamois – qui nous intéresse plus particulièrement – s’établit d’abord dans les royaumes môn de Sawankhalok, Sukhothai et Lavo, alors sous souveraineté khmer.

L’environnement géopolitique au XIIIe siècle

Trois formations étatiques, issues de cultures différentes, occupaient le territoire de l’actuelle Thaïlande au XIIIe siècle. C’est en conquérant, vassalisant ou refoulant ces Etats que les Siamois ont constitué puis agrandi leur royaume.

D’abord l’empire khmer qui connut son apogée au XIIe s. sous Jayavarman VII : lorsqu’il mourut en 1220, les royaumes vassaux de la plaine centrale et du plateau de Khorat rompirent leurs liens avec le Cambodge des plaines.

Puis, le royaume môn de Lavo, fondé au VIIe s. par le roi du Tchenla Içavarman; en 802-850, sous Jayavarman VII, Lavo fut intégré à l’empire khmer.

Enfin, les royaumes commerçants du Sud, de culture malaisienne et pour la plupart vassaux du royaume de Srivijaya; ils dûrent leur opulence au commerce maritime. On compte Chumphon; Takuapa, fondé par des Tamouls; Chaiya; Surat Thani; l’actuelle Nakhon Si Thammarat appelée Pan Pan puis Danmaling par les chroniques chinoises, centre de la principauté de Tambralinga ou Ligor; Phattalung; Trang; Songkhla, appelée Singora; Kedah et Patani, sultanat indépendant.

Origine du royaume de Sukhothai

La fondation du royaume siamois de Sukhothai en 1238 se situe dans la mouvance d’autres fondations de cités et royaumes par les Taï au détriment des populations locales môn et khmer : Chiang Saen 545/1325, Lan Na 1259, Phayao XIIe siècle, Ayutthaya 1350.

En 1238, deux nobles siamois installés dans le royaume de Lavo se soulevèrent contre le roi, seigneur de Sukhothai et vassal des Khmer; l’un, Intharathit, fonda le royaume de Sukhothai et la dynastie Phra Ruang, l’autre, Phra Mueang, le royaume de Si Satchanalai. Par la suite, Sukhothai absorba Si Satchanalai.

Origines légendaires

La légende raconte l’origine de Sukhothai à sa manière. Un seigneur de l’ancien Sukhothai, ayant rencontré une femme d’une extraordinaire beauté, eut un enfant avec elle. La femme, une princesse naga (serpent), accoucha d’un oeuf. Avant de retourner dans son royaume subaquatique, la princesse naga cacha son oeuf dans un champ de canne à sucre. Découvert par un couple de paysans, l’oeuf donna naissance à un petit garçon que le couple adopta et nomma Phra Ruang. Lorsqu’il fut devenu un homme, le seigneur, son père, le fit venir au palais. Là, Phra Ruang comprit que Sukhothai était vassal des Khmer d’Angkor. Il se rebella alors contre cette dépendance et réussit à battre l’armée que le roi khmer avait envoyée pour le soumettre : en vertu de ses pouvoirs magiques, il transforma les soldats khmer en statues de pierre. Sukhothai acquit ainsi son indépendance et Phra Ruang devint son roi.

Sources

L’histoire de Sukhothai est bien connue grâce aux nombreuses inscriptions en thaïlandais, sanscrit, pali ou khmer figurant sur des piliers, stèles, pierres, assiettes et autres supports.

La source la plus connue reste néanmoins la stèle dite « pierre de Ramkhamhaeng » qui offre une description détaillée de Sukhothai (cf. ci-dessous). C’est le prince-moine Mongkut, futur roi Rama IV, qui la découvrit, inaugurant les études épigraphiques sur le premier royaume siamois.

D’autres études de caractère archélogique et historique furent poursuivies par le fils de Mongkut, Rama V (Chulalongkorn), puis par les princes Narisa et Damrong.

Les rois de Sukhothai

Neuf rois se partagèrent les 200 ans d’existence de Sukhothai en tant que royaume autonome :

Sri Intharathit (1238-1279), fondateur du royaume et de la dynastie;

Ban Mueang (1279), roi éphémère;

Ramhhamhaeng, dit Rama le Grand (1279-1298) : sous son règne eut lieu l’expansion territoriale de Sukhothai qui conquit ou vassalisa de grands territoires allant du Nord à la plaine centrale et au milieu de la presqu’île malaisienne; pendant son règne, Sukhothai atteignit son apogée sur les plans culturel, politique, artistique et religieux. Ramkhamhaeng entretint de bonnes relations avec la Chine, à laquelle il paya tribut et où il envoya des missions diplomatiques et commerciales;

Les successeurs de Ramkhamhaeng s’intéressèrent davantage à la religion et aux lettres qu’à la stratégie politique ou militaire.

– Son fils Loe Thai (1298-1323), renforça les liens avec le Sri Lanka, berceau du bouddhisme theravada, d’où il fit venir des artisans qui influencèrent le style de Sukhothai. Il fonda la secte de la « Maison de la forêt ». Sous son règne, certains royaumes vassaux s’affranchirent de la domination de Sukhothai : Uttaradit, Luang Prabang, Viangchan, les Môn de l’Ouest, Suphanburi; le Lan Na, en 1321, s’empara de Tak.

– Après le règne de Nguanamthom (1323-1347), cousin de Loe Thai, Lithai, fils de Loe Thai, règna jusqu’en 1368. Il est connu pour la rédaction d’un ouvrage en langue thaïlandaise resté célèbre : « Les trois royaumes du roi Ruang », destiné à vulgariser la pensée du Bouddha. C’est sous son règne que fut introduite à Sukhothai la fête religieuse de Loy Krathong.

Alors que le déclin de Sukhothai se poursuivait, au contraire le royaume siamois voisin d’Ayutthaya gagnait en puissance. En 1378, Ayutthaya envahit une première fois Sukhothai qui devint son vassal. La période de décadence qui s’ensuivit, aux fortunes contrastées, connut successivement trois rois : Leuthai (1368-1399); Saileuthai (1399-1419) et Borommapan (1419-1438). C’est sous le règne de ce dernier qu’en 1438, Sukhothai fut définitivement annexé par Ayutthaya.

Ramkhamhaeng et l’héritage de Sukhothai

En deux siècles d’existence, Sukhothai réussit a créer un héritage artistique, culturel et religieux qui, plus tard lui valut la réputation de fondateur de l’identité thaïlandaise.

C’est en 1833, lorsque prit son essor la construction de l’identité nationale thaïlandaise, que l’alors prince-moine Mongkut, futur premier modernisateur du pays, découvrit dans les ruines de la cité, lors d’un voyage à Sukhothai, une stèle et un banc en pierre. Il fit transporter les deux objets dans son monastère à Bangkok; il utilisa le banc en pierre – identifié comme le siège des souverains de Sukhothai – comme bancs de prière. La stèle constitua, elle, un objet d’étude que Mongkut entreprit de déchiffrer.

Le déchiffrage de la stèle révéla qu’elle datait de l’époque du roi Ramkhamhaeng et de ses premiers successeurs. Le souverain y avait inscrit sur les quatre faces l’histoire du royaume, son essor économique, ses conquêtes et ses croyances religieuses. L’écriture utilisée par le roi était une forme ancienne de siamois s’étendant sur 124 lignes, apparentée au khmer ancien.

Les inscriptions sont d’abord autobiographiques, décrivant les ascendants du roi, les vicissitudes héroïques qui lui valurent son nom; puis, une description de sa capitale, de la ferveur religieuse de la population, de l’abondance qui régnait dans le pays, de ses coutumes d’accueil, de la justice royale directe. Puis le roi énumèra les pays et royaumes vassaux soumis à Sukhothai qui, à l’Est, rejoignit les bords du Maekong et au-delà Chava (Luang Prabang); au Sud, la mer jusqu’à Dhammaraja ou Ligor (Nakhon Si Thammarat); à l’Ouest, Hamsavati ou Pégou en Birmanie.

La première traduction en français de la stèle fut publiée en 1918 par l’archéologue Georges Coedès, de l’EFEO.

Cette traduction, jointe aux recherches de la monarchie siamoise, contribuèrent à créer le stéréotype d’un royaume de Sukhothai paternaliste, sagement gouverné, administré avec justice, heureux et prospère dans le culte rendu au Bouddha. Le contexte historique où ce stéréotype prit forme, à savoir le moment où l’historiographie siamoise, sous la direction du prince Damrong, écrivait l’histoire du Siam comme le processus de construction d’une nation, induisit certains historien à douter de l’authenticité de la pierre. Une controverse académique s’ouvrit bientôt qui ne prit provisoirement fin qu’avec la reconnaissance de l’authenticité de la pierre par l’UNESCO, en 2003.

Religion

Tout en se réclamant de l’enseignement du Bouddha, les Siamois (comme les Thaïlandais aujourd’hui) pratiquaient aussi l’animisme des origines et le culte des divinités hindouistes hérité des Khmers.

La fondation et l’extension de Sukhothai les mit en contact avec le bouddhisme theravada sri-lankais qui devint religion d’Etat. Ramkhamhaeng en particulier veilla à l’instruction morale de ses sujets; il fut lui-même considéré comme un roi juste (dhammaraja), obéissant aux préceptes bouddhiques et créant ainsi cette union entre royauté et religion qui encore de nos jours fonde l’identité du pays.

Les croyances anciennes ne furent jamais reniées pour autant et la pierre de Ramkhamhaeng mentionne aussi bien l’esprit de la montagne sur lequel repose la prospérité du royaume que le maintien de conseillers brahmanes présidant aux cérémonies importantes et interprétant la signification astrologique des événements.


Conclusion : cf. article 2


Cosimo Nocera est historien et guide du Musée national de Bangkok. Il a vécu et travaillé en Italie, Suisse et en Amérique andine (Pérou, Equateur et Bolivie). Après un long séjour en Asie du Sud-Est, il vit actuellement en Suisse française.

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